Aujourd’hui Lola nous parle de complexes, cette façon de se voir en travers. Elle va nous apprendre à nous regarder dans nos meilleurs endroits.
Lola marche le nez au vent, un pas devant l’autre, elle va de l’avant. Lola, la mutine, a l’ouïe fine, elle entend une voix, toute petite, plus petite que celle d’un enfant. Elle se retourne, revient en arrière, distingue le dessus d’une tête par-delà un mur de pierre.
Lola s’arrête, attend. Elle en a percé des mystères en ne faisant rien d’autre que se taire. Le silence s’attarde, il prend son temps. Enfin, la petite voix reprend :
— Bon…jour
— Bonjour, moi c’est Lola, il fait beau, enfin pas trop, à vrai dire pas du tout, mais on peut profiter du mauvais temps autant que du beau, tu veux bien venir avec moi ?
— J’aimerais bien mais j’ose pas…je… veux pas….que tu me vois.
— Ah et pourquoi ça ?
— J’ai des boutons plein la figure, puis j’ai peur de sortir, puis j’ai peur qu’on me regarde. Enfin bref, je suis pleine de complexes.
— Les boutons ne me font pas peur, bien moins que les araignées, j’arrive pas bien à les aimer mais je n’arrive pas à les écraser. Alors tes boutons même si tu les détestes, je les verrai en même temps que tout le reste.
— Oui mais j’ai aussi un nez trop long et mes genoux, ils sont vilains, on me l’a déjà dit, alors c’est certain.
— Tout le monde te l’a dit ?
— Non, seulement quelques-uns, enfin surtout une personne mais si une le pense , d’autres peuvent le penser.
— Et d’autres peuvent penser le contraire ou ne rien penser.
— Oui mais du coup j’ose plus sortir de peur que quelqu’un le remarque et se dise « Oh, elle est vilaine elle avec son nez trop long et ses genoux cagneux, elle ferait mieux de rester chez-elle, puis, elle a de vilains orteils, il y en a un qui est collé à l’autre ; la pauvre, la nature lui a fait la misère ! »
— Bigre, tu mets des idées dans la tête des autres qu’ils n’auront probablement jamais… tu veux que je te raconte une histoire ? J’adore ça. Avant, je les écoutais, installée dans un fauteuil ; maintenant, je préfère les raconter, aider l’autre à voir les choses d’un nouvel oeil.
— Euh, vas-y, je reste derrière mon mur comme ça, tu vois pas ma figure…
— OK, je commence alors. Il était une fois, ou peut être un peu plus, vivait une jeune fille, on l’appelait la fille aux complexes. Elle en était bourrée, à ce point qu’elle ne quittait jamais ses quatre murs, parlait tout bas, plus bas que le murmure. Elle ne s’aimait pas, maudissait son corps qu’elle trouvait trop épais, trop grand, en deux mots laid et gênant. Quand ses parents recevaient, elle se calfeutrait et si d’aventure, ils l’obligeaient à se montrer, elle se recouvrait d’un fichu si long qu’il la faisait trébucher et lui donnait bizarre allure. Un jour alors qu’elle s’attardait au salon, un marchand fit irruption, accompagné d’un jeune homme. Elle eut à peine le temps de se saisir de son châle, de l’enrouler à la va-vite. Oh, elle n’avait pas l’air d’une princesse au bal, plutôt d’un pitre…
— Que voulez vous ? Sa voix était hostile, loin du babil
— Pardonnez moi, si je me montre malhabile mais Dieu qu’elles sont belles ! Le jeune homme s’extasiait.
— Quoi donc ?
— Vos mains, longues, délicates, fines, des mains de pianiste ou mieux encore de harpiste, puissè-je être une de ses cordes qu’elles pinceraient. Je vous l’accorde, mes paroles pourraient vous sembler déplacées.
— Excusez mon fils, gente dame, il dit tout ce qui lui passe par la tête, ça le fait paraître parfois un peu bête, fou, dément, mais voyez-vous, jamais il ne ment.
— Mon père dit vrai, vos mains, il me plairait qu’elles dessinent le monde. Enfin, peut-être pas en entier, seulement le mien et je me contenterai de la moitié.
Le châle de la fille aux complexes glissa, exposa à la pleine lumière sa pâle figure. Le fils du marchand s’agenouilla dans une soumise posture.
— Ma dame, peu m’importe votre mise, je vous trouve exquise, j’ai l’honneur de vous demander votre main, les deux s’il vous plait bien. J’emploierai ma vie à les regarder faire et défaire, composer, dessiner, cuisiner, accompagner vos mots, leur donner de l’élan, me rendre vivant. Vos mains sont un trésor, je les chérirai jusqu’à ma mort.
Alors, la jeune femme examina ses mains, en plia et déplia les longs doigts. Elle les découvrait, les voyait comme il les voyait sans les dévoyer. Oui, elles étaient belles sans conteste, de façon manifeste. De jolies mains valent bien un vilain nez. Les siennes de plus se révélaient habiles, elles traçaient des esquisses à main levée, ce que, tu me l’accordes, ne pourra jamais faire un joli nez.
Ses mains, elle décida de les aimer ; elle apprit aussi à apprivoiser ce corps trop grand, trop lourd, à le regarder avec amour. Oh, elle en gardait des complexes, mais ils ne l’empêchaient plus de voir le reste.
Tu vois c’est le problème avec le regard de l’autre, parfois il voit des choses qui n’existent pas, d’autres, il voit des choses que toi seule ne voit pas.
S’il y a leçon à tirer de cette histoire c’est d’apprendre à se voir dans nos meilleurs endroits. A se voir à travers nos seuls travers, on bascule direct en enfer.
— Hum…, j’ai bien aimé ton histoire, même si je n’y crois qu’à demi. Je sors, ainsi tu pourras me voir.
Devant les yeux de Lola apparut une mince jeune fille au teint cireux, au visage et aux cheveux un peu plat, des queues de rat. Pourtant, tout au milieu, étincelaient deux grands yeux, ronds, d’un marron de noisette. Mazette, de beaux yeux, bordés de longs cils, épais.
— T’as de beaux yeux tu sais !
— Oh, tu trouves ?
— Oui, viens avec moi et je te dirais tout ce qu’il y a de beau à voir en toi.
Et les deux s’en allèrent baguenauder, pour se construire un alphabet. La lettre A scella leur amitié.