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Avachie, la moitié gauche du corps en dehors du lit, les écouteurs dans les oreilles, je me laisse écraser par mon opéra favori : Tosca de Puccini. Mes goûts sont d’un autre âge que le mien. La posture en revanche… ma tête repose tout de guingois sur l’oreiller, une jambe balle, un bras pend. Je m’en fiche — ou peu me chaut, je préfère — il n’y a personne pour me voir ! Les devoirs, ce sera pour plus tard.
Ma journée a été incertaine, entre la figue et le raisin. Le plus difficile ce ne sont pas les cours, mais tout ce qu’il y a autour. Les entre-deux, quand on passe d’un bâtiment à l’autre et que les filles se regroupent pour bavasser, rigoler.
Je m’insère dans le mouvement. Dans ce troupeau, on distingue les bêtes de « compét », les bêtes à abattre ; je suis de celles qu’on oublie, celles sur le côté.
Ce n’est pas si terrible, j’arrive à échanger quelques mots et à jouer l’intéressée. Mais en vrai, j’en ai rien à battre de leurs histoires. Elles ne parlent que de mecs et de fringues.
J’écoute en inventant autre chose, d’autres conversations dont je serais le centre, le point d’admiration. Je critique, mais au fond, moi aussi, je suis égocentrique ! Je crois qu’on l’est tous, certains s’en rendent mieux compte que d’autres.
Peu importe le chemin emprunté, il commence et finit toujours par soi-même. Cette pensée me plaît, je saisis mon carnet pour la noter avant qu’elle ne file sous mes neurones quand, malgré la musique, j’entends le bruit de la clef puis la porte de l’entrée qui claque.
Maman… acheteuse pour une grosse boîte de vêtements haut de gamme.
Toujours bien habillée, à la pointe. Elle se teint les cheveux, blond platine, et se peint les ongles. La manucure, pour elle, c’est sacré.
Moi, je me les ronge, jusqu’au sang. Mon préféré, c’est le majeur de la main gauche. Celui-là, je l’ai rogné. Il n’en reste quasiment rien. Je continue à le mordiller avec persévérance et délectation en essayant d’y mettre de la symétrie. Loin d’être évident… Le petit bout qui pend à gauche est plus grand que celui de droite. Je tire avec les dents.
Le sang se met à couler au rythme de la douleur. Je prends un mouchoir pour tapoter, les gouttes dessus font comme des perles, des perles de sang.
Maman rentre dans ma chambre après avoir gratté à la manière d’un chat. J’ai juste le temps de cacher le mouchoir taché et d’ôter les écouteurs. Elle me serre dans ses bras. Elle est très tactile ma mum. Elle adore les gros câlins. Je suis sa fierté, son bonbon d’amour comme elle se plaît à m’appeler.
« Alors, ma beauté, elle s’est passée comment ta journée ? La mienne, je te raconte pas, un planning de ouf ! »
Ma mère parle comme une ado, beaucoup plus que moi.
« Ça a été, rien de spécial.
— Il faut que je te dise un truc, tu sais, on se dit toujours tout, t’es ma fille et ma meilleure amie, on n’a pas de secrets. »
Plus exactement, elle n’en a pas. Elle me raconte tout, beaucoup trop des fois, sous prétexte que des tabous, il n’y en a pas.
Toute jeune que je suis, je pense que c’est bien qu’il y en ait, des secrets, des endroits où l’autre n’est pas invité.
« Voilà, y’a quelques semaines, je me suis touché les boobs1 et j’ai senti une grosseur. Je suis allée chez la gynéco. Elle a demandé des analyses, je te le fais en résumé. J’ai eu les résultats, c’est un cancer, mais je l’appelle pas comme ça, je l’appelle le petit crabe, parce que c’est plus mignon. »
Je suis sciée, sidérée. C’est le ciel qui me tombe sur la tête et toutes les étoiles avec. Une pensée surgit, qui me fait honte, mais je me la confesse : ma mère, même pour parler du cancer, elle veut faire joli…
1Seins en anglais familier